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01.01. Babel - Chapitre premier (1/4)

lundi 11 juin 2007, par Luc de Bauprois

Chapitre premier

Alain Montfranc était assis devant un bureau métallique à la peinture écaillée, occupé à taper un rapport sur une machine à écrire qu’il qualifiait “d’assez ancienne pour avoir servi à dactylographier le flash spécial annonçant la naissance du Christ”. On pouvait dire qu’il était plutôt grand, puisqu’il mesurait 1 m 83, et ses traits énergiques reflétaient son caractère décidé, quelquefois passionné.

Le téléphone se mit à sonner, mais il prit le temps de terminer posément sa phrase avant de le décrocher :

— Montfranc, dit-il d’un ton ferme, en se renversant dans son fauteuil.

— Salut vieille branche ! lui répondit une voix lointaine qu’il connaissait bien.

— Marc ! Comment vas-tu ?

— Ça va plutôt bien… J’ai changé de service : maintenant je suis à l’identité.

— Tu passes la journée à contempler des portraits et à classer des fiches poussiéreuses, je suppose ? ironisa Alain.

— Toujours ton foutu sens de l’humour ! Il se trouve, vois-tu, que le service est complètement informatisé : quelques touches à frapper et tu vois défiler la vie de la personne recherchée…

— Tu sais, moi, les ordinateurs…

— Oh je sais, dans ton cas on peut presque parler d’allergie !

— Ce n’est pas comme toi ! Toujours aussi passionné par ces foutues machines ?

— Oui ! Je viens de m’acheter un nouvel ordinateur : un…

Alain ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase :

— Oh, la barbe ! De toute façon je n’y comprends rien !

— Ok, je me tais… Et toi, que deviens-tu ?

— J’ai aussi changé de service…

— Je m’en suis rendu compte, vu le mal que j’ai eu à te retrouver. Pourquoi as-tu quitté ton ancienne affectation ? Je croyais que l’action était ton domaine de prédilection ? Que fais-tu donc à présent ?

— On ne m’a pas vraiment donné le choix… On a jugé que j’avais fait preuve de beaucoup trop de zèle dans l’histoire du dingue qui défigurait les putes de Boulogne…

— Quoi ? Alors c’était toi, l’histoire avec le frère de…

Alain ne le laissa pas citer de nom :

— Chut ! Je n’aime pas parler de ça… Et je ne sais même pas si je ne suis pas sur écoute ! Bref, j’ai été “promu” à un putain de poste de gratte-papier qu’ils ont plus ou moins créé exprès pour moi : “le Service d’Études Statistiques de la Psychologie des Criminels”. Un titre pompeux pour un job de merde dans un bureau crasseux !

— Et ça consiste en quoi ?

— Simplement à reprendre tous les dossiers des affaires criminelles du quatorzième arrondissement pour déterminer la proportion de crimes commis par des malades mentaux…

— Je vois…

— Tu ne vois rien du tout, bougonna Alain. C’est encore plus chiant que tu ne peux l’imaginer… Et en plus ça ne servira jamais à personne !

— Allez courage, si tu te fais oublier, tu finiras certainement par avoir une autre promotion… Un retour au service action, par exemple.

— J’espère…

— On dîne ensemble un de ces soirs ?

— Pourquoi pas ? Voyons, nous sommes mardi. Ce soir, c’est un peu tôt. Demain ?

— Désolé, j’ai trop de boulot : mon agenda affiche complet jusqu’à jeudi inclus.

— Lundi prochain, ça te va ?

— Ça me va ! Tu n’as toujours pas de voiture ?

— Non, je n’ai pas changé d’avis : il faut être complètement fou pour se balader en caisse dans Paris !

— J’ai compris ! Je passerai te chercher vers six heures lundi prochain. Ça marche ?

— Ça marche ! À lundi.

Alain raccrocha le téléphone d’un air pensif : il se remémorait les événements qui avaient motivé sa mutation et se disait qu’il aurait mieux fait de s’écraser à l’époque… Mais au fond de lui-même il savait bien qu’il ne pourrait jamais laisser tomber une affaire.

Il leva la tête vers la pendule qui lui faisait face : elle indiquait six heures vingt. Baissant les yeux sur sa feuille, il se demanda s’il allait terminer son rapport ou en remettre l’achèvement au lendemain. Finalement, il haussa les épaules et murmura pour lui-même :

— On m’a reproché mes excès de zèle ? Bien…

Il rangea posément ses affaires, stylo, crayon, gomme et autres ustensiles de rond de cuir, d’un air un peu absent, regardant avec nostalgie son arme de service qui dormait au fond du tiroir. Après quelque hésitation, il se décida à la prendre, “au cas où”…

Il se leva et ferma soigneusement la porte de son bureau (“sans bruit, sans aucun bruit”, pensa-t-il : “surtout ne pas réveiller les collègues !”) et enfila sa veste tout en descendant d’un pas allègre l’escalier métallique qui résonna lugubrement sous ses pieds…

La lourde porte d’entrée du commissariat une fois franchie, il s’attarda en haut des marches grises du perron de béton, comme un plongeur qui hésite à sauter dans le tumulte des eaux : à ses pieds, une foule d’anonymes se pressait, multitude d’individus heureux de quitter le travail et de rentrer à la maison pour se planter devant leurs postes de télévision en se gavant de cochonneries diverses.

Son regard dériva vers le ciel qui affichait sa couleur jaunâtre habituelle : le voile, s’il protégeait la ville des pluies acides et des autres pollutions, avait fait aussi disparaître le soleil et les nuages, le chaud et le froid… Seules les faibles variations de la lumière donnaient à présent une vague idée du temps extérieur. De toutes manières, on n’aimait pas regarder le voile, et encore moins Babel, cette tour immense qui lui servait de support, édifice de quelques six mille mètres de haut, dont la base massive occupait plus de la moitié du sixième arrondissement.

Alain détourna les yeux. Il savait que si on le voyait fixer ainsi la tour, son chef serait vite mis au courant et Alain aurait droit à des remarques sur son comportement, suspecté de friser la sédition : des admirateurs de Babel existaient, lui vouant un culte officieux, mélange de rites païens et de complots contre l’état.

Ces fanatiques étaient en général rassemblés à la base de l’immense édifice. De temps en temps certains d’entre eux, mus par une ardente frénésie mystique, tentaient d’en escalader les murs de verre… Avant de retomber bien vite !

Certains faisaient preuve d’une audace inouïe et réussissaient à s’élever assez haut. Mais, quelle que soit la hauteur atteinte, la sanction était toujours la même, et Alain avait plus d’une fois aidé au ramassage de leurs cadavres démantibulés…

D’autres fanatiques venaient quelques fois rejoindre les premiers : pour se battre !

Il s’agissait de farouches opposants qui accusaient la tour de tous les maux : ils prétendaient notamment que le gigantesque chantier avait drainé la majeure partie des flux financiers internationaux, tout en hypertrophiant certains secteurs de l’économie, maintenant devenus inutiles. Ceci aurait, d’après eux, conduit à un déséquilibre de l’économie mondiale, cause principale de l’extrême tension qui régnait à présent entre les grandes puissances…

Les deux groupes s’accusaient mutuellement de tous les vices, de toutes les corruptions. Les fanatiques prétendaient que les opposants étaient responsables de l’incendie qui avait ravagé la tour quelques années plus tôt, les opposants répondaient que c’étaient les fanatiques qui, dans une crise de délire religieux collectif, avaient provoqué le sinistre.

Mais les deux factions ne formaient qu’une minorité de la population, mal considérée par ceux qu’ils qualifiaient dédaigneusement de “neutres”.

La voix du planton le ramena à la réalité :

A suivre...


(c) 1992 Luc de Bauprois - Tous droits réservés

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